Dans les évangiles,
il est deux fois plus question de manger,
que de prier !
Qu'il soit quotidien ou festif, privé ou d'affaire, chacun sait d'expérience
que le repas est un moment, un lieu, où se joue
beaucoup plus que la simple satisfaction
d'un besoin vital
de nourriture.
Parmi les éléments importants d'un repas,
il y a bien sûr ce qui est mangé, les plats, les mets, la façon dont ils sont cuisinés,
la façon dont ils sont présentés, tout cela est codifié
suivant les différents lieux,
les différentes occasions,
les différentes cultures ou milieux sociaux.
Mais il y aussi la question non moins importante de
Qui partage ce repas ?
Qui mange avec qui ? Qui est invité, et qui ne l'est pas ?
Comment les invités sont-ils placés ?
Toutes ces questions vont bien au-delà
de la simple nourriture.
La commensalité
Ces questions sont celles de la commensalité.
‘Commensalité’ vient du latin cum qui signifie ‘avec’, et de mensa qui signifie ‘table’.
La commensalité, c'est donc faire “table commune”.
Dans le grec du Nouveau Testament,
il y a au moins quatre verbes pour exprimer
le fait d' “être attablé”, de “s'installer à table”, d' “être allongé”, ...
des verbes qui évoquent la pratique antique de prendre le repas allongé ;
des verbes qui peuvent bien entendu être composés
avec les prépositions sun ou meta
qui signifient ‘avec’.
Et c'est bien ce ‘avec’ qui nous intéresse ici.
Avec qui est-on attablé ? Avec qui mange-t-on ou avec qui ne mange-t-on pas ?
Le grec a même un verbe spécifique, pour dire littéralement “manger avec” :
le verbe sunesthiô.
Dans le Nouveau Testament,
on retrouve les verbes pour dire “manger avec”, et cette même problématique
de la commensalité permise ou interdite.
C'est même l'un des lieux essentiels de la manifestation
de l'Evangile.
13 “... Jésus sortit encore du côté de la mer ;
—toute la foule venait à lui, et il les instruisait.
14 En passant, il vit Lévi, fils d'Alphée,
—assis au bureau des taxes.
—Il lui dit : «Suis-moi.»
—Celui-ci se leva et le suivit.
15 Comme il était à table chez lui,
beaucoup de collecteurs des taxes et de pécheurs
avaient pris place avec Jésus et ses disciples,
car ils étaient nombreux à le suivre.
16 Les scribes des pharisiens,
le voyant manger avec les collecteurs des taxes
et les pécheurs, disaient à ses disciples :
«Pourquoi mange-t-il avec les collecteurs
—des taxes et les pécheurs ?»
17 Jésus, qui avait entendu, leur dit :
«Ce ne sont pas les bien portants
qui ont besoin de médecin,
mais les malades.
Je ne suis pas venu appeler des justes,
mais des pécheurs. ...”
Mc 2 : 13à17
34 Le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant,
et vous dites : “C'est un glouton et un buveur,
un ami des collecteurs des taxes, des pécheurs !”
35 Mais la sagesse a été justifiée par tous ses enfants.»
Luc 7,29-36
Et pour Jésus, dans l'évangile de Matthieu, c'est même là l'un des signes
du Royaume de Dieu :
“... Je vous le dis, beaucoup viendront de l'est et de l'ouest
pour s'installer à table avec Abraham,
Isaac et Jacob dans le royaume des cieux.
Mais les fils du Royaume seront chassés dans les ténèbres du dehors ; c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. ...”
Matthieu 8,11-12
L'ouverture universelle de la commensalité est à la fois signe du royaume
pour ceux qui acceptent l'invitation,
et critère de jugement pour ceux
qui la déclinent.
Le fait d'accepter ou de refuser de manger avec l'autre n'est pas une mince
affaire,
dans ce dernier passage, il en va même du Royaume ou du jugement.
Dans le livres des Actes,
on trouve un autre développement sur ce même thème :
après que l'apôtre Pierre ai été convaincu par une vision céleste
de manger des viandes d'animaux qu'il considéraient comme “immondes et impurs”,
et surtout qu'il ait été convaincu de se rendre dans la maison de Corneille,
un centurion romain païen, pour y annoncer l'Evangile,
voilà que Pierre est de retour à Jérusalem ;
“... Les apôtres et les frères qui étaient en Judée
apprirent que les non-Juifs aussi avaient accueilli la parole de Dieu.
Lorsque Pierre fut monté à Jérusalem,
les circoncis le prirent à partie en disant :
«Tu es entré chez des incirconcis
et tu as mangé avec eux !» ...”
Les chrétiens de Jérusalem issus du judaïsme ne contestent pas le fait
que l'Evangile soit annoncé aux non-juifs.
Non, ce qui est reproché à Pierre, c'est d'avoir “manger avec eux” ;
c'est d'avoir enfreint les règles de pureté prescrites par la loi de Moïse.
Ce qui est reproché à Pierre c'est de ne pas avoir respecté la séparation de table
entre juifs et non-juifs.
D'ailleurs, dans la suite Pierre esquive la critique, puisqu'il ne répond pas
sur la question de la commensalité avec les païens,
mais rapporte seulement sa vision, la venue de l'Esprit sur la maisonnée de Corneille,
son baptême et celui de sa famille.
Mais rien sur un éventuel repas pris en commun !
Que la question de la commensalité soit centrale du point de vue de l'Evangile,
qu'elle en soit même l'une des manifestations majeures
c'est ce qui apparaît encore
dans la lettres que Paul écrit aux chrétiens de Galatie
(au nord de l'actuelle Turquie).
L'épisode se situe au chapitre 2, juste après le récit par Paul de sa rencontre
avec les autorités chrétiennes de Jérusalem
(Jacques, Pierre et Jean).
Paul est venu exposer son action parmi les païens,
et la rencontre s'est terminée par un accord de principe
sans aucune autre condition que la solidarité financière
des commautés chrétiennes pauliniennes envres la communauté de Jérusalem.
“... Mais lorsque Céphas –c-à-d Pierre– est venu à Antioche,
–Moi, Paul,– je me suis opposé à lui ouvertement,
parce qu'il avait tort.
En effet, avant la venue de quelques personnes de chez Jacques,
il mangeait avec les païens ;
mais après leur venue il s'est esquivé et s'est tenu à l'écart, par crainte des circoncis.
Les autres Juifs –entendons les judéo-chrétiens d'Antioche–
aussi sont entrés dans ce jeu, au point que Barnabas lui-même s'est laissé entraîner
par leur double jeu.
Quand j'ai vu qu'ils ne marchaient pas droit
au regard de la vérité de la bonne nouvelle, j'ai dit à Céphas,
devant tout le monde :
«Si toi, qui es juif, tu vis à la manière des païens et non à la manière des Juifs, comment peux-tu contraindre les païens à adopter
les coutumes juives ?»
Galates 2,11-14
De nouveau cette question du “manger avec”, de nouveau,
le verbe spécialisé sunesthiô.
Le passage nous montre un apôtre Pierre assez peu sûr de lui :
Quand il est avec Paul, à Antioche, dans une communauté qui mélange
les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens,
c'est-à-dire les chrétiens issus du judaïsme et les chrétiens issus du paganisme
, tout se passe normalement selon l'Evangile et dans la tradition du
“manger avec” inaugurée par Jésus.
Mais quand viennent des gens de l'entourage de Jacques,
des gens du christianisme judaïsant à Jérusalem,
alors Pierre retourne sa veste, et il entraîne dans son sillage
d'autres judéo-chrétiens d'Antioche qui ne devaient pas être beaucoup plus solides
que lui dans leur nouvelle foi.
Et c'est pour cela que Paul se fâche.
Il n'en va pas d'un détail, mais du cœur même de l'Evangile.
Car le “manger avec”, la communauté de table, est un des signes par excellence
de l'accueil universel proposé
par l'Evangile.
Arrivés au bout de ce parcours, il nous reste à savoir,
où est-ce que nous en sommes nous-même de la
commensalité universelle de l'Evangile ?
Où est-ce que nous en sommes du point de vue du dialogue
du point de vue du partage des ressources, du point de vue de l'ouverture
de nos tables ecclésiales ou privées ?
Sommes-nous finalement plus avancés que Pierre ?
“Manger avec”, partager la même table où tous sont invités,
“Manger avec”, et tout ce que cela représente :
une commensalité universelle
qui est le symbole et la réalité
d'un accueil inconditionnel de tous,
c'est là le cœur de l'Evangile !
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