Si
« la pierre
de touche pour
l’authenticité du compatir
est sa capacité à faire avancer les
partenaires vers la vérité de leur propre vie
et de leur relation», il ne s’agit pas de se noyer dans
la souffrance d’autrui. Il s’agit d’être suffisamment
différencié pour ne pas confondre sa propre
souffrance avec celle de l’autre.
Prenons maintenant
la parabole dite
du fils
prodigue.
Ce serait la parabole
de l’engloutissement si le père
se noyait dans le malheur du fils cadet.
Rétrospectivement, il dit que son fils « était mort »
alors que personne ne le lui avait annoncé…
et pour cause ! Ne parle-t-il pas de
sa propre expérience ?
Quand son fils
avait
disparu,
lui-même était
comme « mort »puisque
la relation était morte. Englouti
dans le malheur du fils, comment aurait-il vécu la
compassion qui, elle, suppose la
différenciation et
l’acceptation
qu’on ne
peut pas éviter
à autrui de souffrir ?
Le texte reflète bien cette distance
indispensable à l’authentique compassion :
le fils était« parti loin de… au loin »
(Lc 15, 13) et à son retour
le père le « voit »
alors qu’il
est
encore « au
loin, à distance » (v. 20).
Là aussi, la compassion fait irruption
comme un regard neuf sur autrui :
« Il le vit et fut ému
aux entrailles »
(v. 20)…
Parce qu’il ne
fusionnait plus avec lui
, il le vit comme pour la première fois :
il vit un autre aussi démuni que lui-même,
en demande criante de relation. C’est l’histoire
d’un père « devenu le prochain » de son fils.
Une fois de plus, la compassion est
allergique à l’argumentation :
c’est le corps du
père
qui parle de
cette proximité
devenue inoffensive,
par des gestes de tendresse
tout à fait inhabituels pour l’époque.
On dirait que plus le temps passe, plus le père
déborde de vie relationnelle, prenant
de mieux en mieux conscience
de la « mort »
qu’il a
lui-même
traversée :
« [mon fils] a repris vie »,
dit-il au verset24, et un peu plus tard,
« il est venu à la vie » (v. 32)… comme s’il n’avait jamais vécu !
N’est-ce pas son propre regard, tout neuf,
qui lui fait voir à quel point lui-même
n’avait jamais vécu non
plus, au sein de
cette
famille
où l’on ne communiquait pas ?
C’est dans cette parabole que le rapport
entre la compassion et la joie est le plus évident.
Peut-être parce que cet « être humain, un père »
est allé jusqu’au bout de sa « mort »,
a intégré tout son vécu de rejet,
d’exclusion, de mort
relationnelle
et que
n’ayant plus rien
à perdre, il n’est plus
menacé d’engloutissement devant
la souffrance de ses fils. Il a tout perdu
et il voit bien qu’il n’en est pas mort.
À quoi le voit-il ? À sa
capacité
d’être
« ému aux entrailles »
. Rien de tel pour s’assurer qu’on est
bien vivant malgré tout ! On est devenu capable
de vibrer à autrui sans être englouti
dans son malheur ou sa
méchanceté…
qui lui appartiennent.
« Celui-ci, mon fils, était mort » (v. 24) :
c’est d’abord « celui-ci », un individu différencié,
une personne à part entière et ensuite
, c’est « mon fils », nous avons
un lien particulier.
Même
accent sur
la différenciation
d’une part, et le lien d’autre part,
au verset 31, quand le père dit à son fils aîné :
« toi, tu es toujours avec moi » — toi et moi, deux personnes
clairement différenciées… et entre
nous deux,le « avec » qui dit
le lien de la com-passion.
Dans aucun cas,
il n’est
question
d’une fusion affective
ou d’une identification quelconque
avec autrui ».Obstacle à la compassion,
la peur de l’engloutissement
est souvent alimentée
par le
comportement
pervers d’autrui. C’est vieux comme
le monde : autrui se montre gentil,
suscite ma compassion…
et en profite
pour
prendre le dessus.
Telle est l’interprétation
que donnent les
rabbins de
Gn 4,8
« et Caïn se leva… » :
dans l’affrontement des deux
frères, Abel avait mis Caïnà terre.
Celui-ci évoqua la douleur de leur père
au cas où Abel le tuerait. Abel, pris de compassion,
relâcha son étreinte et Caïn en profita pour « se lever »
et le tuer Là aussi, il s’agit de ne pas mettre
la charrue avant les boeufs : tant qu’on
se laisse manipuler, c’est qu’on n’est
pas encore clairement
différencié.
La
tâche
première est
le passage de « l’épée »
de Christ qui nous fait accéder à notre identité
indestructible — espace de grande solitude,
loin de toute confusion
menaçante.
Assurés
sur ce roc, nous
ne cherchons plus à plaire,
à être « gentils », à nous conformer à autrui.
Alors l’authentique compassion peut venir, mais cela
n’est pas dans nos mains… Parmi les indices
de cette fusion : l’absence totale
de dialogue entre le père
et le fils jusque-là,
et la souffrance
du
fils aîné
lié à son père comme
un « esclave »Le mystère du fils reste entier :
« La conscience qu’en tant qu’hommes finis nous ne
pouvons pas voir exactement ce qui se passe
dans l’âme des autres est inhérente
et essentiellement inhérente
à toute sympathie »
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