Pour
tenter d’étreindre
Dieu, nous éprouvons
enfin le besoin d’être enseigné. Plus
ou moins consciemment, nous entrevoyons dans
la théologie dont nous nous gavons la solution à notre
permanente frustration. Combien de fois n’avons
nous pas entendu, à propos de tel ou tel qui
« a des difficultés », que « ce qui lui
manque, c’est d’avoir une
bonne théologie » !
Au lieu
d’accueillir
la Parole et de nous
livrer au mouvement qu’elle
révèle, à l’esprit ou à l’Esprit, nous
pensons l’acquérir comme un objet. Il en
résulte un emprisonnement dans le labyrinthe des
définitions, jusqu’à l’aigreur, l’épuisement
ou la révolte. Quoi qu’il en soit
de la modalité de
notre
recherche,
le sentiment nous
vient, après plusieurs
essais ou plusieurs années,
que l’objet de notre besoin ne se
trouve ni dans le temps, ni dans l’espace,
ni dans le savoir, qu’il est ailleurs que dans « l’ailleurs »
où nous le cherchions. L’ailleurs de l’ailleurs
ramène l’homme à lui-même.
Lorsque nous en
arrivons là,
nos
certitudes
vacillent et le sol nous
manque à son tour. Mis en
marche par une tension incoercible
vers l’objet divin, nos yeux se dessillent
en cours de route et nous nous retrouvons
finalement enfermés en notre besoin. Dieu ne serait rien
d’autre que le besoin que nous en avons
Ainsi, la recherche du vrai
Dieu nous condamne
à l’errance.
D’autant
plus
que des
personnes d’expérience
nous répètent que l’illusion est
fréquente en matière de spiritualité
et qu’il est plus sûr de nous en tenir aux méthodes
transmises par nos pères. Elles visent juste, nous
semble-t-il, et pourtant nous savons
aussi d’expérience
que l’illusion
réside
tout justement
dans ce temps, cet espace,
ce savoir préconisés pour trouver Dieu.
Bien mieux, nous pressentons qu’il nous fallait
en passer par là et que le nécessaire besoin de la prière
est la voie même des illusions dépassées.
Scandalisés ou secrètement libérés,
nous convenons que ceux qui
nous guident ont raison,
mais que nous
n’avons pas
tort.
L’illusion
dans laquelle nous
engagent « moments forts »,
« retraites », lectures et méditations dont
« nous espérions bien » (Lc24,21) qu’ils nous feraient
accéder aux délices de la rencontre avec Dieu,
nous renvoie inéluctablement à nous-mêmes,
dans le temps et l’espace ordinaires.
Nous nous imaginions avoir
besoin de prier pour
vivre et nous
découvrons
que nous
pouvons vivre
sans prier. La crispation
de nos besoins sur l’objet convoité
nous laisse les mains vides. Ce Dieu qu’on ne
peut atteindre, jamais ne nous satisfait, En ayant besoin
d’avoir besoin, nous ne faisions plaisir qu’à nous-mêmes
conformés à cet idéal longtemps prêché où
l’homme, pour vivre, aurait besoin de Dieu.
Or, la non-satisfaction du
besoin disloque la vie :
c’est la mort.
Si Dieu
échappe à notre
besoin, n’est-ce pas que nous
risquons la dislocation et la mort ?
Nous prétendions, en effet, avoir besoin de Dieu,
mais nous ne trouvons dans la prière
qu’une ferveur vide qu’en
une autre
terminologie
on pourrait qualifier
de rêve. Rêver indique une opération
psychique dans laquelle la perception reste
sans objet réel, ce qui autorise le mépris des lois
du temps et de l’espace, la contradiction logique.
Le réel s’y dissout et perd sa consistance.
Halluciné, l’objet imaginaireprend
la place de l’objet réel et
apaise la tension
d’un besoin
sans
objet
C’est
ainsi qu’en
rêve on étanche
sa soif. Le cas échéant,
le manque de l’objet oblige
au renoncement. Le renoncement est
le pivot du mouvement de retour du besoin
sur lui-même. Il signe l’émergence du désir et c’est dans
cette conversion du besoin en désir que se situe,
à nos yeux, la spécificité de l’homme.
Certes, nous ne pouvons
pas vivre sans
satisfaire
nos
besoins,
mais nous ne
saurions vivre en homme
sans ce redoublement du besoin qui
le nie. « L’homme ne vit pas seulement de pain »
Le mouvement de retour ainsi mis en évidence,
cette « rentrée en soi-même » (Lc 15,17)
éclaire d’un nouveau jour
la nécessaire
tentation
de
chercher
Dieu dans l’ailleurs,
comme un objet à consommer.
Saint Luc, dans la parabole de l’enfant
prodigue, donne une illustration vigoureuse
de la frustration du besoin élémentaire de manger
ouvrant sur la possibilité de retrouver le Père
qui n’est justement pas, lui, l’objet
de son besoin. Il n’a besoin
que de manger. Et il ne
peut y renoncer.
Mais,
par contre,
il n’a pas besoin
de son père, c’est pourquoi
il peut renoncer à être fils : « Je ne mérite
plus d’être appelé ton fils. »
Et c’est vrai que,
pour vivre,
il n’a
pas besoin
d’être filspour un père,
d’être un homme pour un autre homme
. Il ne peut que le désirer, ce qui implique l’éventuel
refus paternel de le reconnaître comme son fils
qu’il ne mérite plus d’être. Néanmoins
cette éventualité ne
l’empêchera
pas de
manger et de vivre,
fût-ce comme le « dernier des
serviteurs ». Il croyait être un homme
en signifiant à son père qu’il n’avait pas besoin
de lui et c’est en découvrant qu’il peut se
passer effectivement de son père,
mais non de nourriture, qu’il
retrouve la possibilité
de vivre
en fils.
Au moment
précis où il y renonce.
Le renoncement est la marque
du désir qui ne vise plus à se satisfaire
de l’autre comme d’un objet, mais à le poser dans
l’existence, dans sa différence de sujet inaliénable.
Tout aussibien, c’est parce que le père avait
renoncé à la satisfaction que lui eût
procurée la docilité
filiale, qu’il
peut
accepter
qu’il se perde.
« Mon fils que voilà était mort
et il est revenu à la vie ». Une fois vécue
cette « cabriole » qui a tout à la fois saveur
de vie et de mort, il nous devient impossible de définir
notre vie d’homme par l’existence d’un
Dieu dont nous aurions besoin et
dont l’absence, par
définition,
nous
entraînerait
dans la mort. Dieu n’a
pas besoin des hommes et
nous n’avons pas besoin de Dieu.
Dès lors, pourquoi continuerions-nous
à prier si ce n’est pour prendre une conscience
de plus en plus vivante qu’il nous est possible
de désirer quelqu’un pour lui-même, de
l’aimer, dans l’exacte mesure
où nous n’en avons
pas besoin?
Qu’elle
soit rêve ou
repli sur soi, la prière
définie par le besoin que nous
aurions de Dieu ne rend aucun compte
du sujet humain que nous sommes. Si l’accent
est porté sur l’Objet-Dieu, elle risque d’être
prise pour une adresse illusoire à
quelqu’un dont le royaume
est l’ailleurs,
monde
étranger, voire
monde d’étrangeté
qu’on confond, pour le sauver, avec
le monde surnaturel. Si, au contraire, l’accent
est mis sur le besoin, pure pulsion confinant à l’abstraction,
la prière se réduit à une pure activité fantasmatique.
Dans les deux cas, l’orant n’aimerait
Dieu que parce qu’il en a besoin.
Il reste donc à désirer
la prière du
désir
D VASSE
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